Confinement, douleur et création

Le 6 mai 2020.

Confinement, douleur et création

Cinquantième jour de confinement. En temps normal, j’aurais parcouru près de trois mille kilomètres, assuré plus de cent heures de cours, assisté à une vingtaine de réunions, reçu une soixantaine de personnes, participé à une dizaine de répétitions de théâtre, lu cinq ou six livres.

Cinquantième jour de confinement et je n’ai quasiment pas roulé, j’ai dispensé mes cours de chez moi, j’ai assisté à une quinzaine de visioconférences, je n’ai reçu personne, j’ai annulé les répétitions de théâtre et les représentations correspondantes, j’ai lu abondamment.

Mes deux seules sorties m’ont amené urgemment en consultation chirurgicale : un genou douloureux depuis plusieurs mois, qui devait être opéré. Qui à ce jour n’a toujours pas pu l’être, confinement oblige. Lorsque le temps sera venu de regarder cette période avec recul, je crois que je conserverai à l’esprit ce compagnonnage avec ma douleur. Oppressante, épuisante, elle a transformé la traversée d’un long tunnel en une randonnée de montagne : variations d’intensité, souffrance et répit, vif soleil et ciels noirs, abattement et enthousiasme.

Immobilisé par nécessités, j’ai donc pris le temps, presque tenu par une obligation d’ordre moral, comme si j’aurais eu honte de ne pas mettre à profit cette liberté statique imposée. Au-delà donc de la continuité à assurer en matière professionnelle et politique, sur le fil rouge de ma douleur je pouvais imaginer, projeter, créer. Dont acte.

D’abord d’interrompre le projet théâtral en cours, alors même que tout était en cours de finalisation : costumes, décors, visuels, communication notamment. Le reporter à décembre. Réfléchir ensuite à ce que pourrait être la prochaine création. Pourquoi pas une pièce à sketches, un peu comme ce que l’on pouvait voir dans le cinéma italien des années soixante et soixante-dix ? Vif, malicieux, caustique, drôle. L’idée est alléchante : possibilité d’aborder divers sujets ou bien le même en différentes époques, obligation d’une écriture percutante, répétitions facilitées, des rôles à proposer à chacun des trente comédiens de la troupe… Je creusai donc.

Comme toujours, l’inspiration venue d’Italie est favorable à la création nissarde, ce que l’histoire explique naturellement. Ainsi, sur les conseils avisés de mon complice metteur en scène, je me procurai quelques films tels que Les monstres ou Les nouveaux monstres, de Dino Risi, puis partis en lecture ou relecture de nouvelles de Camilleri ou Pirandello. Pour leur écriture « efficace », je replongeai ensuite avec Desproges dans La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède et avec Jean-Michel Ribes dans la série Palace. De délicieuses heures que je n’aurais pu m’autoriser avant !

Encouragé par ces plaisirs non coupables, j’allai jusqu’à relire et retravailler des textes écrits quinze ans plus tôt. Notamment une pièce, en français celle-ci, dont j’ai la faiblesse de croire qu’elle est aboutie. Peut-être devrait-on lancer une étude sur l’accroissement de l’optimisme lié à l’absorption d’anti-inflammatoires et d’antalgiques… 

Après cinquante jours, je peux donc livrer le constat suivant : sans confinement et sans douleur, je n’aurais pas saisi le moindre moment de répit pour lire, pour réfléchir à mes projets, pour imaginer. Et paradoxalement, mes horizons créatifs sont dégagés : il est peu probable que les blocs opératoires m’accueillent avant trois semaines, auxquelles s’ajoutera une incontournable rééducation.

Alors évidemment, j’aimerais lui murmurer : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille » ; et l’apprivoiser : « Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici ». Pour créer encore. Parce que douleur et création nous font sentir que nous sommes vivants.

(Texte publié dans L'art du confiné, de Morgane Nannini, Ed. Baie des anges)

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